Et si on s’inspirait davantage du municipalisme libertaire ?
En 2012 et 2018, lors des dernières élections communales en Belgique, nous avons pu observer une recrudescence de listes citoyennes. Certaines ont été élues, d’autres pas. L’une d’elles a même réalisé le meilleur scrutin et s’est vu attribuer le rôle de bourgmestre et les clés pour constituer une majorité…mais a finalement choisi de se retirer, ne se sentant pas à la hauteur de cette lourde tâche.
Animées d’une envie « que ça change », « que ça se passe autrement », « d’être entendu·e·s » ou encore « d’insuffler une autre logique du faire politique », certaines de ces initiatives citoyennes se sont constituées pour opérer un changement de paradigme démocratique en tentant de rendre le pouvoir politique aux citoyen·ne·s. Pourtant, plusieurs semblent peiner à faire bouger les lignes de la vie politique locale.
Au cœur des problèmes rencontrés se trouve entre autres la difficulté de combiner deux logiques antagonistes de la démocratie : la logique représentative qui prévaut dans les organes politiques et la logique de démocratie directe ayant cours au sein des certaines listes citoyennes. De plus, ces initiatives étant souvent relativement jeunes, elles ne peuvent s’appuyer sur une base citoyenne suffisamment forte que pour supporter l’entrée dans le jeu des élections sans que cela ne fragilise la dynamique du groupe. Face à ces différentes tensions, beaucoup s’épuisent et certaines finissent même par jeter l’éponge.
Sans vouloir considérer le municipalisme libertaire[1] de Murray Bookchin comme un modèle unique et idéal, Periferia a vu dans cette proposition de structuration de la démocratie, plusieurs clés intéressantes à mettre en parallèle avec les défis que rencontrent ces listes citoyennes. L’exploration qui va suivre a pour objectif de mettre en avant certains aspects théoriques et pratiques issus du municipalisme libertaire et voir en quoi ces éléments pourraient venir outiller, inspirer ou guider certaines listes citoyennes.
Projet politique de l’écologie sociale, le municipalisme libertaire propose de résoudre les crises sociale, économique et écologique en opérant une transformation radicale de nos démocraties par la restitution du pouvoir politique aux citoyen·ne·s réuni·e·s en assemblées
Une définition pas si simple qui résume pourtant bien la pensée de Murray Bookchin. Décortiquons-la, ensemble !
Rompre avec la logique de hiérarchie et le principe de domination comme clés de résolution des différentes crises contemporaines
Tirer profit de personnes mal payées, établir supériorité et avantages selon le genre, considérer la nature et les animaux comme des variables d’ajustement pouvant être sacrifiées au nom du profit et du « toujours plus »... pour Murray Bookchin, ces situations ont en commun de s’établir sur le concept de hiérarchie, sur l’idée que les humains et les espèces vivantes ne sont en rien égaux.
Cette conception du monde hiérarchisante est le fondement des différents comportements de domination et d’exploitation. Une hiérarchie entre les espèces et les humains qui mène à des relations de domination :
- domination d’humains sur d’autres humains,
- de l’homme sur la femme,
- de l’humain sur la nature et les animaux.
Cette manière de considérer le monde et d’agir, basée sur une vision inégalitaire, a engendré des crises sociales et écologiques majeures. Et puisque celles-ci sont nées d’un déséquilibre des relations, Bookchin envisage ces crises, quelles qu’elles soient, avant tout comme des problèmes sociaux qui doivent être solutionnés dans ce même champ social : à un problème social, la réponse doit être sociale. Son idée est qu’en transformant radicalement le modèle démocratique en un modèle égalitaire et non hiérarchique, les citoyen·ne·s seront à même de résoudre les différentes crises provoquées par ce modèle hiérarchique.
En d’autres mots : si l’organisation de nos vies est régie par la hiérarchie et l’exploitation provoquant des crises sociale et écologique majeures, alors tentons de les gérer par la collaboration et l’égalité pour sortir de ces crises.
Un modèle de démocratie directe basé sur des assemblées citoyennes
Pour parvenir à transformer radicalement nos institutions politiques, économiques et sociales en rompant avec cette structure hiérarchie et inégalitaire, Bookchin défend l’idée d’un modèle de démocratie directe donnant l’ensemble des pouvoirs de décisions et d’administration aux citoyen·ne·s réuni·e·s en assemblées locales.
À l’inverse de la démocratie représentative et l’idée d’un projet démocratique qui serait mené par le haut, le municipalisme libertaire propose de repartir des citoyen·ne·s réuni·e·s en assemblées populaires avec pour objectif de les substituer à l’État-nation en lui faisant perdre pouvoir et légitimité.
Au lieu d’être gérées par des Gouvernements globaux (fédéral, régional, communautaire), les problématiques sociales, écologiques et économiques locales seraient alors traitées localement « […] par des assemblées populaires composées des résident·e·s du quartier, du village ou de la municipalité »[2].
A travers ces assemblées locales, la dynamique délibérative est toute autre. Chaque voix est reconnue et légitime. Les décisions sont prises sur base d’une éthique d’égalité, dans une dynamique de débat et un esprit de coopération plutôt que de rivalité.
Un retour au local…sans s’y enfermer
Pour autant, Bookchin met en garde contre les dérives de s’enfermer dans une vision localiste et communautaire. Il pointe les risques de repli communautaire : ni l’autarcie, ni l’autosuffisance locale totale ne sont souhaitables.
Si les assemblées doivent pouvoir se constituer au niveau local et les citoyen·ne·s reprendre le pouvoir sur les enjeux locaux, toutes ces assemblées doivent rester connectées les unes aux autres, dans une sorte de confédération des assemblées.
De même, Bookchin est lucide sur le fait que certaines questions qui affectent d’autres territoires ou d’autres personnes ne peuvent et ne doivent pas être traités uniquement au niveau local. Pour ces questions, le municipalisme libertaire prévoit un système de délégué·e·s issu·e·s des assemblées populaires qui se réuniraient en conseils régionaux, nationaux et transnationaux pour traiter de ces questions. Ces délégué·e·s seraient choisies par chaque assemblée populaire, qui leur accorderait un mandat impératif et révocable à tout moment.
Utiliser les élections locales pour faire basculer nos démocraties représentatives en démocraties directes : oui, mais…
Une stratégie de transition, pas un accomplissement en soi
Comment passer du modèle de démocratie représentative au modèle de démocratie directe prôné par le municipalisme libertaire ? Une des stratégies serait de « […] gagner les élections municipales afin d’occuper et de transformer radicalement les institutions de la commune de l’intérieur. Cette transformation radicale consisterait à transférer le pouvoir public conféré par les élections, des mains des élus officiels vers celles des assemblées populaires, confédérées entre elles »[3].
La phase de transition d’un modèle démocratique à un autre est dite période de « double pouvoir » ; stade durant lequel coexistent les modèles de démocratie représentative (via les élu·e·s issu·e·s des partis) et de démocratie directe (via les élu·e·s délégué·e·s par l’assemblée citoyenne).
La stratégie visant à infiltrer le pouvoir politique « représentatif » au même titre que les élu·e·s issu·e·s de partis n’est donc qu’un moyen pour faire perdre la légitimité politique que détenait jusqu’alors les institutions représentatives et progressivement instaurer la démocratie directe basé sur des assemblées locales.
Cette stratégie est temporaire : elle ne s’applique que le temps de la reconquête de l’ensemble des pouvoirs politiques par des assemblées citoyennes.
Dans cette optique de reprise du pouvoir par le bas, Bookchin propose que certain·e·s membres issu·e·s d’une assemblée populaire participent « […] aux élections locales afin de lier les mandats politiques municipaux aux décisions de l’assemblée populaire, l’objectif n’est pas de simplement mieux gérer l’administration municipale, mais bien de donner le pouvoir aux assemblées populaires décisionnelles basées sur la démocratie directe, et de rendre possible des alternatives économiques en opposition aux institutions existantes soumises aux logiques du capital »[4].
Les élections locales sont donc utilisées comme une stratégie de transfert permanent du pouvoir vers les citoyen·ne·s « non élu·e·s » et non comme l’intégration d’élu.e.s issu·e·s d’assemblées populaires à la gestion de la politique locale.
« En résumé, le municipalisme libertaire entend revitaliser les possibilités démocratiques présentes de façon latente dans les gouvernements locaux existants, et transformer ceux-ci en démocraties directes. Le but est de décentraliser ces communautés politiques de manière à ce qu’elles retrouvent une échelle humaine et soient adaptées à leur environnement naturel. Il s’agirait donc de restaurer les pratiques et les qualités de la citoyenneté afin que les femmes et les hommes prennent collectivement la responsabilité de la conduite de leurs propres communautés, suivant une éthique du partage et de la coopération, plutôt que de s’en remettre à des élites. Lorsqu’on aura créé ces démocraties directes, les municipalités démocratisées pourront être réunies dans des confédérations capables de s’attaquer enfin au capitalisme et à l’État-nation, pour aboutir à une société anarchiste, écologique et rationnelle. »
(Biehl & Bookchin, 2013, p.22-23)
Pour en savoir plus sur le municipalisme libertaire : un article du média Reporterre :
"La pensée essentielle de Murray Bookchin, fondateur de l'écologie sociale"
L'expérience municipalité de Jackson : deux points d'attention
Dans plusieurs régions du monde, des assemblées populaires ont tenté avec plus ou moins de succès de reprendre le pouvoir politique au niveau local en participant aux élections municipales : « Des “mairies du changement” en Espagne au mouvement transnational des Fearless Cities, du confédéralisme démocratique du Rojava au Kurdistan à une partie du mouvement des Gilets jaunes réunie dans les “assemblées des assemblées”, de certaines ZAD (zones à Défendre) aux plateformes citoyennes en vue des élections municipales de 2020 en France, des expériences se réclament aujourd’hui du municipalisme ou du communalisme »[5].
La chercheuse Sixtine van Outryve (2020) [6] a étudié l’expérimentation municipaliste à Jackson (voir encadré ci-dessous) dans le Mississippi aux États-Unis.
Quelques éléments contextuels de l’expérience municipaliste de Jackson
Située dans le sud des États-Unis dans l’état du Mississippi, la ville de Jackson est composée à 85% d’une population afro-américaine. L’histoire de la ville a été marquée par l’esclavage et les grandes inégalités raciales qui ont suivi. Dans les années soixante durant la période de luttes pour les droits civiques, elle fut le foyer de nombreuses contestations victorieuses pour l’accès aux institutions politiques de la population afro-américaine.
A la suite de la désindustrialisation qui marqua la fin des « trente glorieuses », la population s’est retrouvée grandement précarisée au niveau de l’emploi et des moyens de production. Jackson est aujourd’hui une des villes les plus pauvres des États-Unis. C’est de cette analyse et dans ce contexte qu’est né, à l’initiative du mouvement de libération noire, le Jackson-Kush Plan.
Ce plan stratégique a pour objectif d’utiliser les moyens municipalistes pour permettre l’autodétermination politique de la classe travailleuse noire, en partant du postulat que l’autodétermination politique n’est réalisable sans l’autodétermination économique. À cette fin, le plan allie trois axes complémentaires : la création d’assemblées populaires, la création d’un réseau de candidat·e·s pour gagner les élections locales et la construction d’une économie sociale et solidaire permettant de redonner du pouvoir quant aux conditions de vie et de travail de la classe travailleuse afro-américaine.
Des assemblées populaires se sont mises en place et ont permis à la fois de répondre à des problèmes concrets de la communauté et de construire une nouvelle culture de la démocratie directe tout en lançant des actions de pression dirigées vers les pouvoirs politiques. Ce sont ces mêmes assemblées qui ont donné mandat à Chokwe Lumumba de se présenter aux élections municipales. Il est d’abord élu comme conseiller communal en 2009 et puis devient maire en 2013. En février 2014, après 7 mois de mandat il meurt en laissant derrière lui un mouvement déboussolé. « Parmi les nombreux projets qui devaient être portés grâce à l’accès au pouvoir de la municipalité, le développement des liens de dialogue et de contrôle entre les assemblées populaires et l’administration municipale subit un arrêt brutal » (Outryve, 2020, p. 238).
Son fils lui succède, mais malgré l’aura de son père, il n’est pas issu du mouvement de la base et des différends politiques et stratégiques mettent fin en 2018 aux liens entre l’administration locale et le mouvement. « Faute d’accès au pouvoir et aux ressources institutionnelles, le mouvement se concentre désormais sur la création d’espaces pour permettre la prise de décisions collectives (comme des budgets participatifs ou des budgets pour les droits humains), ainsi que sur la construction d’une fédération de coopératives de travailleurs et travailleuses autonomes […] » (Outryve, 2020, p. 238).
Source : Outryve, S. V. (2020). Le droit réinventé : La lutte des mouvements municipalistes pour le droit de la démocratie directe. In Bailleux, A., & Messiaen, M. (dir.), À qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun (p. 221-242). Anthemis.
De ses conclusions nous pouvons relever deux points d’attention relatifs à cette stratégie de transfert du pouvoir vers les assemblées citoyennes :
- Avant de participer aux élections communales, l’importance de construire une assemblée populaire forte
Le premier point d’attention soulevé par Sixtine Van Outryve est qu'il est « […] crucial pour tout mouvement municipaliste de commencer par entreprendre la tâche de construction de l’assemblée populaire comme institution autonome et d’éducation à la démocratie directe, avant d’adopter la stratégie d’occuper les institutions municipales »[7]
Participer à une dynamique électorale pour un mouvement municipaliste est éprouvant et quelque fois peut lui être fatal. D’abord - comme expliqué plus haut - parce que c’est une logique contraire à la démocratie directe. Ensuite, parce que c’est énergivore. Mais surtout, parce que se présenter aux élections municipales implique de mettre en avant les personnes candidates ; ce qui peut engendrer des tensions au niveau de la personnification du mouvement. Il s’agira donc de ne pas s’y précipiter avant d’avoir en amont posé des bases solides et capables de faire face à ces tensions. Car construire et établir un fonctionnement d’assemblée populaire qui ne sera pas anéanti par l’expérience électorale et sa logique représentative, demande à cette assemblée d’éprouver son fonctionnement dans le temps et pour les personnes qui y participent d’acquérir, d’intégrer et de construire ensemble de nouvelles habitudes et manières de fonctionner.
En somme, il s’agit de coconstruire une nouvelle culture de la démocratie, en prenant le temps d’expérimenter et d’apprendre d’autres fonctionnements que ceux de la démocratie représentative, et ce avant d’aller s’y frotter. Le risque sinon est de tomber rapidement dans le jeu de la démocratie tel qu’il se déroule dans notre système représentatif. Les municipalistes élu·e·s deviendront alors de « simples » porteur·se·s de voix citoyennes au même titre que le sont les élu·e·s partisan·e·s pour les membres de leur Parti. Le fonctionnement démocratique n’en sera pas transformé et les logiques de domination se poursuivront librement.
- Inscrire et développer la démocratie directe à l’ensemble des sphères affectant la population et son territoire
Un second point d’attention très important de la pensée de Bookchin est de ne pas limiter l’exercice de la démocratie directe uniquement à la sphère institutionnelle. Le fait d’ouvrir l’exercice du pouvoir de la démocratie directe à d’autres sphères comme « […] la sphère du travail, du logement, de l’alimentation, de l’énergie, des services publics, de la production, est également nécessaire afin de permettre à la population de prendre les décisions sur des sujets qui l’affectent directement […] »[8].
En effet, l’objectif du municipalisme libertaire au-delà du transfert des pouvoirs politiques aux citoyen·ne·s réuni·e·s en assemblée, est de relocaliser autant que possible la gestion et l’administration des domaines économiques et sociaux qui sont dans nos modèles représentatifs souvent cantonnés à des niveaux de pouvoir supérieurs à celui de l’échelle municipale. Ce point peut sembler audacieux, il est pourtant essentiel si l’on envisage un modèle où les citoyen·ne·s réuni·e·s en assemblées reprendraient le pouvoir sur des enjeux majeurs qui les concernent directement.
Ainsi, il s’agit de développer des initiatives économiques et sociales qui soient en mesure de trouver des réponses concrètes aux besoins quotidiens des membres de l’assemblée populaire. Ce qui constitue une réappropriation des pouvoirs économiques et sociaux par les citoyen·ne·s et inscrit l’exercice de la démocratie directe dans l’ensemble des questions qui affectent un territoire et ses habitant·e·s.
Il s’agit de reprendre le pouvoir sur l’Etat-Nation pour le transférer vers les assemblées citoyennes confédérées, afin de permettre aux citoyen·ne·s de prendre des décisions qui impactent réellement leur vie.
Quelles balises pour soutenir les listes citoyennes porteuses de ce changement de modèle démocratique ?
S’il est clair que toutes les listes citoyennes ne cherchent pas à opérer ce basculement vers une démocratiedirecte basée sur des assemblées citoyennes, il nous a semblé intéressant d’explorer la pensée de Bookchin qui redonne du sens à plusieurs de leurs pratiques : des élu·e·s issu·e·s d’assemblées et porte-paroles de ces dernières, ne pas se limiter aux seul·e·s membres de leur liste, mais vouloir « raccrocher à la politique » tou·te·s les habitant·e·s, organiser régulièrement des assemblées citoyennes ouvertes à tou·te·s pour débattre des sujets à porter au sein du Conseil et/ou du Collège, construire les décisions collectivement dans le respect de la diversité des opinions… Malgré ces spécificités, et comme vu précédemment, la participation d’un mouvement citoyen à une logique électorale comporte bien des difficultés et demande d’être murement réfléchie.
Dans cette publication, nous souhaitons mettre en avant des pistes pour s’inspirer des réflexions de Bookchin quant au potentiel de transformation soci(ét)ale que constitue un modèle de société reposant sur des assemblées citoyennes locales confédérées.
Prendre le temps de coconstruire une culture démocratique au sein des assemblées citoyennes
Se pose d’abord la question du timing. Bien des listes citoyennes semblent se construire autour du calendrier électoral et ses échéances : les listes se forment peu avant les élections ET en vue des élections. Pourtant, il ne fait pas de doute que celles et ceux qui font le pas de se rassembler en liste sont pour la plupart des citoyen·ne·s déjà engagé·e·s dans leur territoire et bien souvent, iels le font avec l’envie de reprendre ensemble un pouvoir politique ou au moins d’insuffler une autre manière de faire politique.
Ne serait-il pas intéressant de revoir ce paradigme : ne plus attendre la perspective des élections pour se rassembler et déjà initier des assemblées citoyennes pour qu’une majorité de citoyen·ne·s soient prêt·e·s à utiliser ce fonctionnement collectif une fois la liste élue ? Cela serait d’autant plus pertinent que le choix de se présenter aux élections serait dès lors une décision collective émergeant d’une base citoyenne plus large.
De plus participer aux élections locales détourne une grande partie de l’énergie disponible au sein de ces mouvements. Difficile d'envisager l’apprentissage et la construction d’une culture commune à l’ensemble des membres de l’assemblée en même temps que l’on cherche à intégrer le jeu politique représentatif.
Le risque est que l’énergie soit trop accaparée par cette participation électorale et ne permette plus la construction d’une culture de la démocratie directe entre tou·te·s les membres de l’assemblée. Faute de temps et d’énergie, les personnes participant aux élections risquent de se couper du reste de l’assemblée. La conséquence est que cette culture se forge alors entre les personnes à l’initiative de la liste formant une sorte de « noyau dur » et sur qui semble reposer l’entièreté du portage de l’assemblée. Devenant alors des leaders – même sans le vouloir – que les autres suivent de plus loin, tel·le·s des sympathisant·e·s plutôt que comme membres décideurs.
Changer la culture démocratique et son modèle prend beaucoup de temps et d’énergie, de même que participer au jeu électoral local.
En résumé, l’enjeu se situe surtout dans le fait de ne pas négliger l’importance de la construction d’une culture commune de la démocratie directe au sein des assemblées, qui dans l’idéal devrait être un des premiers pas des listes citoyennes. Ceci afin que ces assemblées soient des entités suffisamment fortes et autonomes pour pouvoir se permettre d’envisager par la suite le projet de lier l’assemblée à des mandats politiques via la participation aux élections municipales de certains de ses délégué·e·s et de ne pas perdre de vue leur volonté de transformer, à terme, le système politique représentatif en système de démocratie directe.
Dans le cas contraire, les personnes portant les mandats politiques courent le risque de ne pas savoir de qui iels sont les porte-paroles et de perdre en légitimité politique. Une évidence et pourtant… ce n’est pas si rare de voir une liste citoyenne n’être, au fil du temps, plus représentative que de celleux qui y figurent ; les citoyen·ne·s participant de moins en moins aux assemblées qu’iels jugent finalement assez semblables aux réunions politiques classiques.
Participer aux élections pour transférer le pouvoir vers l’assemblée et non comme une tentative de mieux administrer les institutions locales
La manière d’envisager la participation aux élections par Bookchin donne, selon nous, des éléments de positionnement intéressants pour les listes citoyennes qui s’inscriraient dans de telles finalités.
Premièrement, la participation aux élections est envisagée comme une stratégie et non une fin en soi.C’est un moyen à disposition des listes citoyennes pour rendre le pouvoir aux citoyen·ne·s réuni·e·s dans leur assemblée. Ce n’est donc qu’une option parmi d’autres, et l’on peut envisager de ne pas passer par cette étape.
Deuxièmement, la participation aux organes politiques « classiques » par les élections n’a donc pas non pour finalité de mieux administrer les institutions locales. Cette idée reprend deux dimensions fondamentales.
D’abord, il s’agit d’ouvrir les champs politiques à d’autres compétences que celles que se reconnaissent les institutions locales. C’est-à-dire réintroduire des sujets de discussion (et donc de décision) qui ne sont plus discutés au niveau local car considérés comme dépendants d’autres niveaux de pouvoir. C’est par exemple ce qu’ont fait certaines communes belges en se déclarant communes hospitalières alors que l’État Fédéral, compétent en matière d’immigration, adoptait une position tout à fait hostile à l’immigration.
Ensuite, il ne s’agit pas « d’envoyer » des délégué·e·s issu·e·s d’une assemblée dans l’arène politique décidant en leur nom propre, mais bien d’envoyer des porte-paroles des décisions prises par l’assemblée. Une fois élue, l’aller-retour entre l’assemblée et la personne déléguée par l’assemblée pour participer aux élections reste permanente.
Plus globalement, il semble antinomique de vouloir à la fois mieux administrer la commune en rejoignant l’équipe des élu·e·s locaux et vouloir en même temps changer la culture démocratique représentative pour une démocratie directe.
Le fonctionnement par délégation demande une autre temporalité et d’autres dispositifs, il n'est pas question pour le/la délégué·e de prendre des décisions tout·e seul·e ou de devenir expert·e dans tel ou tel domaine, mais de prendre le temps en assemblée de s’approprier collectivement les sujets et pouvoir par la suite construire une réponse commune.
Être soumis à l’agenda politique communal ou devoir fournir des réponses sur des sujets qui demandent plus de temps et réflexions à l’assemblée, sont quelques exemples d’une mise sous pression de la logique représentative que subissent les assemblées citoyennes et qui nous semblent leur être dommageable.
Face à une telle incompatibilité de cultures démocratiques, il nous semble pertinent que les listes citoyennes priorisent le développement et la construction de leur propre culture de la démocratie directe au sein de leurs assemblées plutôt que le bon suivi de l’agenda politique institutionnel local.
L'espérience de Commercy
Comme dans beaucoup de villes de France, des citoyen·ne·s de la municipalité de Commercy ont endossé leur gilet jaune et se sont réuni·e·s pour bloquer des ronds-points et des péages.
La mobilisation est forte et assez vite, le mouvement spontané se structure autour d’une cabane de fortune installé à côté d’un rond-point. Des assemblées pour débattre et décider des futures actions s’y organisent chaque jour, autour d’un repas ou d’une collation partagée. Le mouvement se structure, interpelle les élu·e·s, tente d’organiser un référendum local… Face à l’ampleur du mouvement, le Gouvernement appelle à constituer un groupe de représentant·e·s des GJ. Un modèle rejeté par les commercien·ne·s qui lancent un appel à se rassembler au sein d’une « assemblée des assemblées ».
Découvrez leur argumentaire ici
Construire un agenda politique citoyen afin de renforcer l’assemblée et faire grandir le mouvement
Une fois que les listes « ont gagné » certain·e·s élu·e·s, il est vite tentant de vouloir se saisir des sujets politiques « sur la table » et de se positionner par rapport à eux. On suit alors l’agenda politique de la majorité en place et/ ou de l’actualité. Pour éviter ce travers – et rester dans la logique de transférer les pouvoirs politiques vers l’assemblée citoyenne –, il semble intéressant de coconstruire un agenda politique au sein des assemblées : définir ensemble la liste des points à discuter au sein de l’assemblée en repartant des besoins et constats exprimés par ses membres. Il s’agit ainsi de ne pas tomber dans les travers de vouloir répondre à tout prix aux préoccupations mises sur la table par les élu·e·s de la majorité mais d’apporter sa propre liste de préoccupations issues de l’assemblée citoyenne. De cette manière, la liste joue son propre jeu politique au sein de l’arène et ne perd pas le sens de ce qu’elle défend.
Construire son agenda politique permet de maintenir une assemblée vivante et alerte sur la direction suivie et de faire grandir le mouvement citoyen. La pratique de dialogue régulier entre citoyen·ne·s réuni·e·s au sein de l’assemblée permet de faire émerger les constats, besoins et projets qui les (pré)occupent. À partir de là, iels peuvent établir collectivement un agenda politique, cohérent pour tou·te·s, des sujets à traiter prioritairement. Cela garantit à l’assemblée de garder la main sur les sujets qu’elle mettrait en discussion politique avec d’autres, en y consacrant le temps qui lui semble nécessaire pour prendre une décision.
En plus de constituer une mise en pratique concrète d’une réappropriation collective du pouvoir politique, ces échanges permettent de construire une culture commune de la démocratie directe au sein de l’assemblée. Il nous semble également qu’une dynamique qui repartirait des enjeux locaux portés par les citoyen·ne·s pourrait davantage mobiliser de nouveaux membres se sentant peu interpellé·e·s ou intéressé·e·s par les questions à l’agenda politique des institutions représentatives locales. La liste citoyenne peut alors recourir à des diagnostics territoriaux réguliers, mener des enquêtes auprès des citoyen·ne·s, programmés des assemblées sur des thèmes ou dans des territoires (quartiers, villages, hameaux, etc.) ou auprès de publics (seniors, femmes, jeunes parents, étudiant·e·s, personnes immigrées, personnes porteuses d’un handicap, etc.) spécifiques.
Adapter la taille du territoire et/ou de la population à l’exercice de l’assemblée
Et enfin, la dernière clé importante réside dans la taille du territoire couvert et/ou de la population concernée par l’assemblée populaire.
Les listes citoyennes prenant souvent comme point de départ les élections locales, le territoire auquel elles s’adressent couvre souvent l’ensemble de la commune. En Belgique, certaines communes ne représentent qu’un petit territoire et/ou un petit nombre de citoyen·ne·s, néanmoins à la suite de la fusion des communes, la taille d’une commune moyenne environne aujourd’hui les 20.000 habitant·e·s.
La possibilité de réunir, au sein d’un même espace, un si grand nombre de personnes semble peu pertinent au regard des besoins liés à l’exercice de la démocratie délibérative.
La dynamique des assemblées imaginée par Bookchin en fait des espaces de dialogue où les singularités et antagonismes doivent pouvoir s’exprimer et être pris en compte afin de construire ensemble des solutions qui soient au plus proche des réalités vécues.
Ces différentes conditions ne semblent pouvoir être réunies qu’au sein d’assemblées citoyennes qui seraient le reflet d’une petite fraction de territoire. Ainsi, idéalement, une assemblée pourrait, en fonction des réalités démographiques et géographiques locales, être constituée des habitant·e·s d’une rue, d’un quartier, voire d’un village.
Pratiquement, cela impliquerait pour les listes citoyennes de démultiplier les assemblées populaires au sein de leur territoire communal, afin de permettre le développement d’assemblées proches des réalités de chacun·e. Celles-ci garantiraient alors l’espace et le temps nécessaires à l’expression individuelle et collective et permettraient une réappropriation progressive des pouvoirs politiques. Un tel exercice demande certes un investissement en temps et en logistique plus important que le format classique de la démocratie représentative. Il s’agit donc bien d’instiller une nouvelle culture « globale » de la démocratie directe. Culture qui passera aussi par un rééquilibrage du temps dédié à la chose publique et aux liens sociaux, mais ceci est encore une autre histoire…
Conclusion
Construire et expérimenter des modèles de démocratie qui sortiraient de la logique représentative ne semble pas chose aisée. En effet, toute tentative de transformation sociale prend du temps et fait face à d’inévitables vents contraires qui peuvent également lui être fatals. À l’exploration de certains aspects issus du municipalisme libertaire, il nous semble que celui-ci peut être source inspirante pour redéployer la créativité et les stratégies des listes citoyennes désireuses de faire évoluer les modes de faire politique et d’impliquer plus largement les citoyen·ne·s dans le champ politique.
Qu’il s’agisse de prendre le temps de construire une nouvelle culture de la démocratie au sein des assemblées, d’envisager la participation aux élections locales uniquement comme une stratégie de transfert du pouvoir politique vers les assemblées citoyennes, de sortir de l’agenda politique communal en allant explorer avec les citoyen·ne·s leurs priorités politiques, de développer des assemblées à une échelle plus réduite que la souscription électorale, de renforcer les liens entre ces assemblées au-delà des découpages territoriaux et administratifs officiels…les pistes sont nombreuses.
Il nous semble que loin d’être exhaustive, cette exploration introductive au municipalisme libertaire permet de fournir à ces courageuses listes citoyennes des balises et inspirations pour enclencher et porter cette transformation de la vie démocratique locale par l’exercice du pouvoir politique de citoyen·ne·s réuni·e·s au sein d’assemblées.
À tou·te·s, une belle continuation dans ce dessein…
Quelques ressources pour aller plus loin
D'autres outils pour se mettre en action
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Articles et revues en ligne autours du Municipalisme libertaire
- 0En France, le municipalisme libertaire trace son chemin. A découvrir ici.
- « Le municipalisme libertaire, qu’est-ce donc ? ». A découvrir ici.
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Formation - MOOC
- La Commune est à Nous! Cours en ligne - mooc - sur municipalisme, radicalité démocratique et nouvelle éthique politique : https://municipalisteurope-mooc.commonspolis.org/cours-courses/mooc-la-commune/cours-la-commune-est-a-nous/
Livres
- Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, Écosociété, 2013.
- Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, L’Échappée, 2019.
Bibliographie
[1] Le Municipalisme libertaire aussi appelé "Communalisme" a été théorisé par le philosophe, militant, penseur social, écologiste et fondateur de l’écologie sociale, Murray Bookchin (1921-2006).
[2] Durand-Folco, J., & Outryve, S. van. (2020). Genèse et métamorphoses du municipalisme libertaire aux Etats-Unis : Vers une première confédération démocratique nord- américaine ? Mouvements, n° 101(1), p. 132
[3]Outryve, S. V. (2020). Le droit réinventé : La lutte des mouvements municipalistes pour le droit de la démocratie directe. In Bailleux, A., & Messiaen, M. (dir.), À qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun. Anthemis. p. 227
[4] Durand-Folco, J., & Outryve, S. van. (2020). Genèse et métamorphoses du municipalisme libertaire aux Etats-Unis : Vers une première confédération démocratique nord- américaine ? Mouvements, n° 101(1), p. 133
[5] Cossart, P., & Sauvêtre, P. (2020). Du municipalisme au communalisme. Mouvements, n° 101(1), p. 1
[6] Outryve, S. V. (2020). Le droit réinventé : La lutte des mouvements municipalistes pour le droit de la démocratie directe. In Bailleux, A., & Messiaen, M. (dir.), À qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun (p. 221-242). Anthemis.
[7] Outryve, S. V. (2020). Le droit réinventé : La lutte des mouvements municipalistes pour le droit de la démocratie directe. In Bailleux, A., & Messiaen, M. (dir.), À qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun. Anthemis. p. 240
[8] Outryve, S. V. (2020). Le droit réinventé : La lutte des mouvements municipalistes pour le droit de la démocratie directe. In Bailleux, A., & Messiaen, M. (dir.), À qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun. Anthemis. p. 241